Les balles masquées de Mélanie Feuvrier

 

 

 

Le portrait visible sur la page d'accueil du site de Mélanie Feuvrier n'y figure bien entendu pas par hasard. Peut-être par association libre ou homologie formelle avec le principe du CV, j'y ai d'abord spontanément vu une image de l'artiste, confusion d'autant plus surprenante que la personne physique m'était déjà connue. Aucun nom n'étant visible sur les crédits photographiques, je peux imaginer que l'erreur d'attribution soit encore plus probable chez le visiteur non informé. Il y a sans doute là, volontairement ou involontairement, quelque chose de l'ordre d'un jeu de dupe, logique sous-jacentequi traverse l'ensemble de l’œuvre de l'artiste et qui, avec toutes ses contradictions et paradoxes, conditionne nos modes d'apparition dans le monde social.

Car si cette image liminaire ne représente pas l'artiste au sens littéral, elle se situe en revanche à la croisée de différentes problématiques qui se jouent dans son travail. Le jeu de dupe s'y déploie sur plusieurs strates, à commencer par l'esthétique faisant croire à une mise en scène soigneusement ajustée alors qu'il s'agit de la capture instantanée d'un processus en cours, en l'occurrence la pose d'un masque préparatoire à un travail de plâtrage. On comprendra par la suite la logique profonde qui a présidé au fait d'attribuer a posteriori le statut d’œuvre à cet instant transitoire. Le titre qui y figure, Masque de beauté, est également trompeur, puisque la pellicule translucide dévoile tout autant qu'elle n'occulte et ne concourt pas franchement à l'embellissement du modèle. Le « masque » ne fait ici que déconstruire l'évidence tautologique de sa fonction et sa présence semble n'avoir pour seul but que de rendre nécessaire l'immobilité hiératique du visage, l'hypothèse d'une pellicule comme mise en abyme du travail photographique devenant alors plausible. L'ironie de cette appellation se manifeste toujours davantage à mesure que l'on observe l'image, et le décalage entre la mine impassible du modèle, son port de tête altier consubstantiel à la forme-portrait et l'apposition d'un appendice pour le moins incongru devient alors perceptible. L'incertitude n'est pour autant jamais totalement dissipée.

La figure du masque et le principe du décalage ironique ont en commun d'instituer une ambiguïté volontaire entre deux niveaux de lecture, et cette duplicité du rapport au monde social exprimé par les moyens du langage visuel traverse l'ensemble du travail de Mélanie Feuvrier. L'ambiguïté de cette seconde peau est tout autant un enjeu central de cette œuvre qu'une question existentielle soumise à une double nécessité contradictoire : il est en effet tout aussi indispensable de savoir paraître selon les normes communes que de savoir faire occasionnellement tomber les masques pour exister en tant que singularité, enjeu ontologiquement décisif pour l'activité artistique. La réalité est toujours affaire de compromis et se situe quelque part entre les deux extrêmes didactiquement caricaturaux que sont nos alcestes et philintes intérieurs, fort heureusement destinés à demeurer fictionnels. On comprends en tout cas l'importance de figer ce moment intermédiaire modifiant la physionomie naturelle tout en laissant définitivement de côté l'artificialité radicale du masque occultant.

Par ailleurs l'esthétique papier glacé de cette image et la posture du modèle évoquent irrémédiablement l'univers de la mode, choix formel en cohérence avec les ambivalences très contemporaines de la représentation. La pellicule vise alors à lisser les aspérités du visage, à la manière des filtres photographiques que l'on voit fleurir sur les réseaux comme autant de philtres d'amour quelque peu désespérés. L'image est donc socialement située et ces choix formels peuvent être compris comme une prise de distance systémique, car l'on sait à quel point l'injonction de paraître est consubstantielle à ce monde spécifique et symbolise également sa très inégale distribution entre les sexes. L'ironie de l'image devient alors plus grinçante une fois informé de ce soubassement patriarcal. Le regard du modèle se teinte alors d'une tonalité plus dramatique, son caractère énigmatique autorisant toutes les projections, y compris les plus fantasmatiques. C'est d'ailleurs l'une des récurrences du travail de Mélanie Feuvrier que de permettre cette latence interprétative : si charge politique il y a, elle n'est jamais de l'ordre du manifeste.

L'articulation toujours complexe des enjeux esthétiques et sociaux est donc au cœur de cette

image introductive, symptomatique en cela d'un nœud problématique traversant l'ensemble de l’œuvre de l'artiste. Cette façon d'agencer les perspectives est également visible dans un projet thématiquement et chronologiquement séminal car réalisé avant l'entrée en école d'art. Il s'agit de la série photographique Lotissements, accompagnée de la vidéo Déambulation, qui montrent la banlieue pavillonnaire dont est originaire l'artiste, leur sérialité étant en accord avec l'esthétique mimétique du paysage représenté. La vidéo consiste en un long travelling dévoilant la monotonie de ces architectures géométriquement dupliquées, décor socialement intermédiaire fait d'aplats lisses, de textures et de couleurs dont l'angoissante similarité est amplifiée par le silence de la bande-son. Seuls les mouvements de caméra induits par les dos-d'ânes viennent interrompre la constance du défilement visuel, à l'image de l'artiste qui enfant détournait la fonction régulatrice de ce modeste appendice routier pour en faire l'occasion d'un jeu contrariant la linéarité du parcours.

Cette triangulation entre l'intime, le masque et le regard social est donc tout sauf une « thématique » au sens courant du terme, comme en témoigne ce qu'a suscité artistiquement l'arrivée de l'artiste en école d'art. Vécu comme un véritable voyage de classe, ce passage de frontière à la fois géographique, esthétique et social de la marge vers le centre va en effet déclencher une pratique régulière de vol. Consigné dans un livre non édité et qui a toutes les apparences d'un pavé – gris, parfaitement rectangulaire et dénué de toute inscription – on peut y voir, soigneusement photographiée sur fond blanc, une série (là encore) d'objets faisant l'ordinaire d'une jeune étudiante parisienne : vêtements, produits de beauté, accessoires de mode, outils de travail, livres, etc... Si à première vue cet acte manifeste le refus du décalage social et donc une volonté d'adaptation à son nouvel univers, sa métamorphose en œuvre lui confère une tout autre signification, non réductible à la nécessité matérielle et encore moins à une bonne volonté culturelle. En donnant des lettres de noblesse à une pratique socialement disqualifiée, cette opération de conversion rend en effet le geste authentiquement transgressif.

Mais pour parvenir à ce but politique, encore faut-il que les choix formels permettent l'inversion du stigmate. Il devient donc nécessaire d'employer les moyens culturels de l'ennemi, et c'est le sens que l'on peut donner à l'absence de titre, suffisamment rare dans l’œuvre de l'artiste pour être autre chose qu'intentionnelle. Le code distinctif de l'art contemporain qu'est trop souvent devenu le sans- titre fait ici sens en tant que manifestation d'une propagande par le fait n'ayant pas besoin d'artifices langagiers pour se légitimer. Aucune inscription ne vient d'ailleurs orner une quelconque page du livre, ni titres d’œuvres ni informations de publication. Cette radicalité formelle s'accompagne en revanche d'une volonté d'exposition qui ne paraît paradoxale que si l'on ignore les effets de la confrontation live. Certaines réactions scandalisées, particulièrement difficiles à obtenir pour les raisons structurelles déjà évoquées, ont ainsi sans doute conforté l'artiste dans l'idée que le chemin suivi était le bon, car s'il est courant de louer théoriquement la fonction critique de l'art et sa puissance de sublimation, il est plus difficile de ne pas tomber le masque une fois directement en contact avec ces stratégies de détournement symbolique.

C'est ainsi qu'il faudrait employer le mot de réappropriation plutôt que celui de « vol » pour désigner cette pratique, à la suite des traditions politiques anarchistes qui ont popularisé le terme. Le contexte justifie pleinement cet emploi dans la mesure où il s'agit d'inverser la logique d'appropriation culturelle dont l'art contemporain est coutumier et qui opère habituellement du haut vers le bas. Le choix des mots constitue en effet un enjeu de lutte fondamental dans la mesure où il permet de construire ou de déconstruire des légitimités sociales et d'affûter les concepts. Si la notion de « reprise individuelle » par exemple, issue des mêmes traditions politiques, ne semble pas correspondre à sa définition historique qui désigne une action directe visant à la redistribution, elle permet en revanche de comprendre par contraste la spécificité du concept de politique lorsqu'on l'applique à l'activité artistique. Contrairement à l'activité militante stricto sensu, le pouvoir de l'art, s'il existe, consiste en effet à agir sur les esprits. La « redistribution » ne peut être que d'ordre symbolique, de la même façon qu'une « intention » trop explicite ne peut qu'être en opposition à ce qu'une histoire longue a élaboré comme forme de « recherche » disposant de son langage spécifique. Mélanie Feuvrier fait donc avant tout les choses pour elle et il serait politiquement suspect d'attendre autre chose d'une pratique s'inscrivant dans cette logique de recherche et dont l'intérêt général tient paradoxalement au fait de pouvoir se singulariser jusqu'à la dernière différence.

On voit ici tous les périls auxquels celui qui tente de concilier les perspectives artistiques et politiques s'expose, condamné à suivre un chemin de crête étroit entre posture démagogique et posture aristocratique. Dans un monde de l'art dominé par le paradigme critique, le positionnement politique d'un artiste est inévitablement suspecté de n'être que le voile pudibond d'enjeux bassement professionnels. L'histoire tend à démontrer – et la sociologie le confirme – qu'une revendication ostentatoire de changements sociaux par les formes est dangereusement illusoire. Porter sa trajectoire sociale en bandoulière est tout aussi problématique, les deux biais étant d'ailleurs souvent complémentaires. Convertir le stigmate en avantage, opération décisive pour l'activité artistique au point d'en être définitoire, nécessite en effet d'échapper à ces deux chausse-trappes démagogiques. Réconcilier les antinomies culturelles d'une pratique profondément anti-bourgeoise en adoptant les modes de représentation les plus légitimes permet ici de résoudre cette contradiction entre injonction à la singularité et conditionnements structurels. C'est aussi une manière pour elle de préserver sa pratique d'un double écueil, celui qui consisterait à tourner le dos à toute ambition critique, au risque de reproduire les inconscients sociaux les plus convenus, et celui qui dissoudrait les particularités du langage artistique dans son identification stricte au discours politique.

Une autre œuvre réalisée pendant cette période estudiantine montre la façon dont l'artiste échappe à ce confusionnisme mortifère tout en articulant problématiques sociales et esthétiques. Il s'agit d'un dispositif cette fois-ci collectif, le projet Rêvant entre les lignes, qui la place en position de préposée à la vie scolaire. Cette résidence participative consiste à demander à tous les usagers de l'école leurs passages préférés issus de leurs lectures personnelles. Les extraits sont reproduits dans une vaste fresque couvrant la quasi intégralité du mur, sur des supports de couleurs différents. L'aspect à la fois géométrique et bigarré du résultat visuel est à l'image du paradoxe sociologique de la structuration des goûts, dont l'apparente diversité ne fait que masquer l’homogénéité des principes qui l'organisent. Par cette mise en forme qui fait masse des singularités, le dispositif invite en effet à l'interrogation objectivante des conditions de production d'un artiste. L'exploration de l'intimité livresque des agents d'une institution tout sauf symboliquement anodine telle que les beaux-arts de Paris n'a donc rien de voyeuriste : bien au contraire, elle est profondément politique en ce qu'elle dévoile les arrière-cuisines culturelles, et donc les modes d'élaboration des hiérarchies symboliques aussi précocement construites que déterminantes à l'échelle de l'ensemble d'une trajectoire sociale. C'est aussi pour l'artiste encore en formation une façon de retourner le regard critique sur ses propres déterminismes, c'est-à-dire de mettre en œuvre des compétences auto-socioanalytiques devenues si fondamentales dans la pratique de l'art contemporain.

Si l'intime est toujours politique chez Mélanie Feuvrier, il commence donc par un travail sur soi constamment en chantier, comme l'évoquait l'image liminaire montrant un processus en cours d'achèvement permanent. L'intime n'est en effet politique qu'à condition de produire le travail d'élaboration permettant de rendre le cas particulier propice à des opérations de montée en généralité. Échapper au risque toujours présent de l'épanchement narcissique lorsqu'on met en scène son expérience la plus personnelle demande en effet un travail de distanciation qui ne se réalise jamais incidemment et que l'on peut retrouver par exemple lors de la performance Revoir le sommeil, où l'artiste installe son propre lit au sein de l'espace d'exposition pour y dormir régulièrement. En rendant public ce qui est habituellement de l'ordre de l'intime, cet acte permet non seulement de faire apparaître la condition souvent invisibilisée de jeune mère, mais aussi de la désessentaliser en la dévoilant dans un espace de travail qui en suggère les détermination externes. Ce passage de frontière entre le privé et le public est donc éminemment politique en ce qu'il vient contredire la reductio ad naturam qui constitue généralement le socle rhétorique des discours conservateurs, y compris pour l'activité artistique dont les conditions de productions sont la plupart du temps occultées. En faisant du repos un travail rémunéré, le dispositif inverse cette calamité sociale qu'est le travail gratuit, qui prospère particulièrement dans le monde de l'art. La performance prend aussi le contre-pied des représentations qui identifient l'activité artistique à la personne et justifient au nom de la « passion » l'abolition des frontières entre temps de travail et temps hors-travail. L'idéologie managériale ne s'est pas trompée en instrumentalisant abondamment ce schème discursif issu du romantisme et qui n'a cessé depuis lors d'alimenter l'aliénation au travail artistique par sa capacité immensément normative d'intérioriser la contrainte. Dans cette œuvre, la critique des dominations genrées va ainsi de pair avec une critique matérialiste, association pertinente historiquement puisqu'il a été démontré que le travail féminin invisibilisé a largement contribué aux processus d'accumulation primitive du capital.

L'artiste joue ainsi sur un continuum polysémique entre l'enfantement, auquel s'applique aussi le mot « travail », et les formes les plus courantes des emplois dit « alimentaires », si omniprésents dans la vie artistique. Les enjeux critiques de l’œuvre de Mélanie Feuvrier sont donc fortement structurés par cette thématique du travail, institution en effet déterminante dans l'organisation de nos vies et lieu central des luttes de pouvoir entre groupes sociaux. Dans l’œuvre justement intitulée Le travail, des vêtements portés par l'artiste au cours de divers emplois sont disposés en tas et viennent rappeler concrètement la réalité imposée par les politiques néolibérales auxquelles le monde de l'art est plus que tout autre soumis, l'aspect multicolore de cet amoncellement évoquant ce que les sciences sociales désignent sous l'expression moins colorée de « polyactivité subie ». L'artiste sait aussi trouver du jeu dans la contrainte, comme lorsqu'elle occupe la fonction de médiatrice au Musée de la Chasse dans Le secrétariat de Mélanie Feuvrier. Cette plasticité sociale peut être également investie en incarnant incognito différentes fonctions lors de ses propres vernissages à travers des performances non identifiées comme telles par son public immédiat. Elle peut ainsi devenir barmaid, hôtesse d'accueil, médiatrice ou photographe, une « observation participante » en quelque sorte, mais sous une forme non académique. En retournant le détournement de ces fonctions contre elle-même, Mélanie Feuvrier s'autorise le regard double, cet oeil distancié qui demeure l'indispensable outil d'approfondissement du travail artistique.

Car face à la normativité désespérante du social et au fonctionnement pour le moins problématique du monde de l'art, savoir trouver du jeu au sein de l'institution catégorisante par excellence qu'est celle du « travail », avec ses places assignées et les mornes objets qui en sont généralement les auxiliaires, est en effet l'une des voies privilégiés permettant à l'activité artistique d'exercer l'une de ses fonctions essentielles, celle de sublimation. Ce rapport confrontationnel ne se réalise ainsi jamais chez elle sur le mode de la déploration ou de la victimisation. Bien au contraire, le plaisir de transmuer l'austérité en attractivité est manifeste, comme dans ces tableaux prenant parfois la forme de cimaises auto-portées que sont Les dossiers. L’œuvre Le bureau déconstruit littéralement l'objet éponyme pour en faire une surface plane, la perte d'une dimension spatiale permettant paradoxalement d'ouvrir le champ de sa représentation symbolique. L'architecture dépliée dévoile la nature grotesque de l'institution du travail conventionnel en même temps qu'une poésie se dégage d'un jeu inscrit dans une histoire des formes venant attiser la curiosité du spectateur. Le caractère burlesque de la sculpture indique que rien ne nous condamne définitivement à la monotonie ordinaire et suggère formellement qu'une autre conception du travail est possible, sans pour autant fournir la notice de montage alternative. La série photographique Les métiers atteste de cette même volonté de jouer avec les codes du travail, de contrer sa sombre puissance aliénatrice par sa décomposition en saynètes joyeusement fétichisées, car on devine en effet que cette focalisation sur les gestes, les postures, les vêtements et les couleurs ne relève pas d'une obsession uniquement théorique. Il y a en tout cas un enjeu essentiel, vital même, à savoir jouer avec la contrainte, que celle- ci soit intérieure ou extérieure.

Une œuvre semble faire converger ces différentes obsessions : il s'agit de la série photographique des Plâtrées qui montre des femmes portant l'accessoire éponyme, comme l'accomplissement du processus entamé dans l'image liminaire. Le plâtre possède cependant ici une autre fonction car, ne s'appliquant plus au visage, il ne vise donc plus à masquer mais à soigner, du moins en apparence. Car s'il engendre un certain niveau de contrainte, il n'immobilise pas pour autant les modèles. Les postures sont aussi diverses que les activités, allant jusqu'à montrer d'improbables exploits physiques. Si l'existence d'une fracture sous-jacente est par définition présupposée, elle n'induit donc ni représentations victimaires ni désexualisation du regard. La mise en scène est même directement érotisée, à l'image de ce tulle rose ne montrant qu'une silhouette. Le regard attentif, préalablement informé du travail de l'artiste, permet également de comprendre cette focalisation sur les détails corporels comme autant d'objets partiels supports de la fétichisation. Ces images s'inscrivent en effet dans une série de plus large ampleur, la photographie abasiophile, dont l'artiste a fait une activité rémunératrice. En faisant circuler sa pratique à la frontière de l'alimentaire et de l'artistique, de la commande et de l'impulsion propre, Mélanie Feuvrier fait à nouveau usage de cette méthode à la fois politique et formelle qui consiste à retourner le stigmate en inversant le regard. L'artiste se saisit ainsi d'un tropisme potentiellement suspect pour la femme accidentée et entravée en ce qu'il rejoue la réification patriarcale propre au male gaze pour faire de la femme-objet l'occasion de sa puissance renouvelée. Ce jeu autour de la contrainte est précisément ce qui fait le sel de tout fétiche mais aussi tout l'intérêt du geste artistique, de la même façon que l'artiste contemporain se trouve dans l'obligation de jouer avec les contraintes sociales et économiques à laquelle l'impéritie de son statut actuel le condamne.

Il se dégage donc du survol non exhaustif du travail de Mélanie Feuvrier une cohérence tendant à rendre potentiellement matricielle chacune de ses productions. On y constate une même confluence des registres esthétiques et sociaux, assise sur une constante exigence de ne pas subsumer la polysémie artistique à l'univocité propagandiste. Les fils problématiques se tissent ainsi constamment entre eux pour former la trame de l'une des ambitions les plus universellement partagée, celle de pouvoir réinvestir positivement la blessure ou le manque. Cette volonté se double ici d'une conscience aiguë des complexités d'un programme indissociablement esthétique et politique, car si panser la fracture nécessite bien entendu de savoir la penser, l'opération ne se réalise pas uniquement dans le ciel des idées, par la force d'une volonté pure. L'activité artistique est en effet comme toute autre tributaire des contraintes du social et de ce fait soumise à une injonction contradictoire, l’œuvre devant être tout autant socialement pertinente par les moyens de l'esthétique qu'être esthétiquement mise en question par un regard socialement réaliste. Dans cette entreprise périlleuse, Mélanie Feuvrier a bien compris la richesse de la figure du masque en tant qu'opérateur de conversion permettant de rendre compte des ambivalences du théâtre du monde, entre duplicité subie du social et voile paradoxalement moteur du désir. Ce travail montre ainsi la nécessité de cette seconde peau, à la fois protectrice et créatrice, tout autant que sa nécessaire translucidité sans laquelle le monde serait invivable soit par défaut, soit par excès de transparence.

L’œuvre de Mélanie Feuvrier s'amuse ainsi à travailler l'interstice, dans un jeu autour du réel et du factice, passage de frontières qui questionne fondamentalement l'acte même de représenter. Ce n'est par pour rien que la notion du « travail » est centrale dans son œuvre, non seulement du fait de la perspective critique déjà énoncée, mais aussi parce qu'elle est profondément reliée au principe du déplacement. Contrairement à l'étymologie couramment acceptée, celle de l'instrument de torture à trois branche tripalium, il semblerait que le mot provienne en réalité de « travel » en anglais, l'association sémantique provenant de la difficulté à surmonter les obstacles inhérents à tout voyage, particulièrement dangereux si l'on se remet dans le contexte historique de l'époque. On a vu en effet la multiplicité des zones-frontières que cette œuvre fait travailler, entre l'esthétique et le social, le privé et le public, l'alimentaire et l'artistique, le haut et le bas, le légitime et le trivial. La polysémie du mot « travail » correspond ainsi à la façon dont Mélanie Feuvrier a l'art de superposer au sein d'une même œuvre différentes strates de significations, désignant parfois dans un même mouvementl'activité de l'artiste, l'emploi salarié, l'accouchement, les processus d’auto-analyse, la capacité à trouver du jeu dans la contrainte. Cette polysémie s'accorde à la multiplicité des médiums employés qui, à l'opposé d'une volonté bassement stratégique de cocher toutes les cases tel un athlète cherchant à maximiser sa performance, n'est que le reflet d'une nécessité intérieure qui se constate dans l'obsessionnelle récurrence des thématiques et des méthodes employées. La forme suit ici la fonction artistique, les enjeux existentiels circulant dans un travail d'empowerment dont la plasticité vise à trouver les moyens de savoir que faire de ce que l'on tente de faire de nous.

 

Barthélémy BETTE