Mélanie Feuvrier
Mon corps, ce multiple ?
Paul Ardenne
Photographe, performeuse, scénographe de sa propre vie qu’elle offre comme un spectacle renvoyant à la fois à son intimité et à sa vie sociale, Mélanie Feuvrier piste, dans le cycle de ses jours – et par extension et du fait de notre identification à ses créations, dans le nôtre – tout ce qui construit la complexité d’exister. Non sur un mode dolosif, expressionniste ou braillard (« ma vie, cette souffrance infinie »…) mais plus subtilement, par recension au jour le jour de tout ce qui constitue des écueils, des freins, des petits riens parfois mais, pour autant, non négligeables cependant au registre de l’obstruction. Nous nous voudrions libres d’entreprendre ? Attention cependant aux entraves que l’existence, quotidienne et matérielle avant tout autre, nous jette dans les pattes. Vivre ? Autant dire l’équivalent d’une course d’obstacles.
Entre ses multiples manières de faire art, Mélanie Feuvrier cultive en particulier l’auto-exposition, la mise en scène d’elle-même. Pour cette raison d’abord : pas question d’évoquer l’humanité en convoquant un sujet abstrait (« l’homme », « la femme »). Misons plutôt, avec elle, sur une appréhension individualisée de l’espèce humaine et de ses comportements. Ses différentes réalisations – des séries, le plus souvent : Classer ranger reporter, Le secrétariat de Mélanie Feuvrier, Le bâton de l’artiste… – signalent à ce titre sa capacité métamorphique à se mouler dans plusieurs rôles, ceux pour l’occasion auxquels vous assigne la vie courante : le rôle de l’artiste au travail, sans surprise, mais aussi celui de la ménagère, de l’employée du tertiaire, de l’amante, de la mère… de façon cumulative et, somme toute logique : tous ces rôles, en vérité, ce sont moi, la même personne selon l’heure du jour, les nécessités pratiques et la pente du désir et sa satisfaction. Autre rôle encore, pour l’artiste, celui de l’observatrice, de la passante. En témoigne l’intérêt que Mélanie Feuvrier manifeste pour les paysages urbains ou les chiens de compagnie, des « réalités » qui ne manquent pas d’être au rendez-vous de toute flânerie urbaine contemporaine.
L’artiste ? Elle parle d’elle-même, moins en féministe qu’en figure vivante, qui fait acte de présence au monde tel qu’il advient et nous intime de s’adapter. Sa position ? Assumer d’être l’expérimentatrice, à des fins d’art, de sa propre vie, celle-ci serait-elle non l’existence aventureuse et débridée d’une Lara Croft mais de façon plus crédible, l’existence, exposée au banal et à toutes les répétitions, d’une jeune femme évoluant au début du XXIe siècle dans une métropole occidentale. Quelqu’un d’ordinaire, soit. Mélanie Feuvrier, tout à son épopée du quotidien, ne cherche pas l’exclusivité, elle partage son habitus avec des millions d’autres qu’elles, non forcément très différents. Ne voyons rien d’infamant à cette notion d’ordinaire. Nos vies, leur configuration, ne sont jamais autre chose qu’une reconduite lancinante de la reprise normée de gestes appris et conditionnés, au risque de l’uniformité des attitudes et des formes d’être et de paraître. L’art a cette fonction, interroger l’identité personnelle en la confrontant à l’identité générale, évaluer comment la première rejoint ou non la seconde.
S’exposer en se moulant dans une création en miroir de soi, jouée mais vraie pourtant, qui indexe la stricte réalité du corps tel qu’il est, pense et agit ? Mélanie Feuvrier, à cette entrée, se montre toujours soucieuse d’approcher l’identité pour ce qu’elle est, certes, mais aussi pour ce qu’elle voudrait être et qui n’est pas forcément acquis. Le test s’impose, dès lors : quel pourrait être mon meilleur corps, la meilleure version de moi-même ? De là, des créations qui sont autant de tentatives d’auto-construction.
À Poush, centre d’art établi à Aubervilliers, Mélanie Feuvrier, en 2024, expose ses Tue-l’amour. L’affiche annonçant cette exposition est éloquente, à sa manière : de la vaisselle sale posée sur un évier, cadrée de dessus et de près. Sous l’espèce du reportage domestique, Mes tue-l’amour, série photographique, expose les images de situations en apparence banales et sans réelle conséquence mais de nature cependant à faire dresser le poil de la femme amoureuse, et à la décevoir. Ici, dans l’appartement que l’on partage, son compagnon a laissé traîner un sparadrap, et là, du linge sale, bouchonné au pied du lit. Autre part, des chaussettes non rangées traînent sur le parquet. Rien de grave, non, mais néanmoins l’expression d’un laisser-aller, d’une érosion du rapport à la beauté du monde et notoirement, à cette beauté dont goûte de s’entourer et où goûte de baigner l’univers amoureux, celui des apothéoses, veut-on croire. Le quotidien use donc tout ? On le croira volontiers, pour le regretter.
Expérimenter des situations, devoir gérer des sentiments, des attitudes et, pour ce faire, se déguiser, se grimer, jouer à qui l’on n’est pas tout en profilant qui l’on pourrait être – le corps est-il fatalement un caméléon ? Lui faut-il, une fois projeté dans la vie sociale, et pour être crédible, efficace, « efficient », disent les Anglo-saxons épris d’efficiency, imiter, mimer, faire semblant, adopter des postures et des attitudes qui ne sont pas d’abord les nôtres ? Les Vingt-trois autoportraits aux métiers de Mélanie Feuvrier, des dessins vite brossés, peuvent le laisser penser. Chaque fois différemment vêtue et dans des poses variées, l’artiste s’y représente, ici en serveuse, là en médiatrice, là encore en commissaire d’exposition ou sous les traits d’une cuisinière ou d’une productrice radio (liste non limitative). Avec dans chaque cas, on le voit bien, l’obligation que l’on se fait de se couler dans le moule de la convention posturale et vestimentaire. Les questions qui suivent, au vu d’une telle quête mimétique, viennent d’elles-mêmes. Suis-je fausse et sommes-nous à ce point faux ? La vie sociale commande-t-elle que nous abolissions toute personnalité, jusqu’à nous mentir à nous-mêmes ? Est-il définitivement interdit d’être « non normal », non pas anormal au sens médical et psychiatrique du terme mais plus conventionnellement, d’être juste ce que nous sommes par construction – des individus non immédiatement solubles dans le répertoire des normes de la « bonne tenue » ?
Chez Mélanie Feuvrier, telle du moins qu’elle en offre et révèle le fonctionnement au quotidien au fil de ses créations plastiques, le corps, son corps mais par extension le nôtre aussi, spectateurs, ne va pas de soi. Le corps – intime, social – est décidément une affaire compliquée. Je veux être parfaite, désirable et belle, une icône, une femme-icône ? Zéro chance avec l’année 2006, qui me gratifie d’une triple fracture de la jambe droite, partie basse. Devoir vivre avec un plâtre : pas le choix, pour des mois et des mois. Le plâtre moulé sur ma jambe, ce chancre, cet empêchement de me mouvoir librement et de m’exposer en beauté, cette punition. Mélanie Feuvrier, de ce qui va constituer, dans le décours de sa vie, l’équivalent d’un encombrement et d’une anomalie, fait alors contre mauvaise fortune bon cœur et de sa blessure, un objet d’art, de façon opportuniste et utilitaire, à travers la série photographique Castwoman : elle prend la pose et se photographie maintes et maintes fois, dans des postures et des situations différentes, sa disgracieuse attelle blanchâtre invariablement rivée à la jambe comme un emblème, une signature, un élément identitaire. L’occasion, médite-t-elle, de se rapprocher mentalement de Frida Kahlo, l’artiste mexicaine au corps brisé de partout qui la fascinait durant son adolescence. L’occasion, aussi et surtout, de voir plus loin et plus profond, en nous communiquant cette réflexion : le corps, toujours, porte ses blessures, qu’il les montre comme ici ou qu’il les dissimule sciemment et tactiquement. De quoi déborder le seul « fétichisme », avoue-t-elle. Car « ce plâtre c’est l’extrapolation d’une fracture qu’on porte tous en nous. On dirait un boulet qui nous handicape. C’est une blessure. Le plâtre, objet grossier, gros, lourd, peu esthétique, rend visible une faiblesse ».
La vie vécue, en somme, donne ici le tempo, la forme de l’œuvre, au rythme de ce qui vient, de ce qui arrive. Une grossesse et la naissance d’un enfant, par exemple, ce moment réputé élu de la vie d’une femme, prétend-on. À ceci près, si l’on entend parallèlement continuer à mener à plein et sans lever le pied sa vie d’artiste. L’enfant qui naît ? Il vous prend votre temps, vous épuise, vous mobilise au-delà de vos forces. Fatigue. Épuisement. Je veux dormir. Revoir le sommeil, performance que réalise Mélanie Feuvrier, entre le 18 novembre et le 17 décembre 2022, à même une salle publique du Centre d’Art Contemporain Tignous à Montreuil, situé à deux cents mètres de son atelier, voit l’artiste s’installer sur un lit, bandeau sur les yeux, et venir y faire des siestes autant que cette option lui est possible et permise. Dans sa proximité, objets de circonstance, on trouve un coussin d’allaitement, une petite commode qu’occupe un babyphone et que surplombent des post-it – les réflexions que les visiteurs peuvent laisser à l’artiste tandis qu’elle dort ou s’essaie à dormir. Un appareil-photo, placé près du lit qu’occupe l’artiste, se déclenche de façon aléatoire, réalisant par-là même le compte-rendu visuel de cette expérience charnelle et physique d’abord et bientôt photographique, sous l’espèce d’un reportage de nature à rappeler d’autres « poétiques » du lit mises en scènes déjà par d’autres artistes sensibles eux aussi à la position du retrait correctif et salutaire, Sophie Calle, Tracey Emin, Yoko Ono et John Lennon, Gianluigi Maria Masucci…, parmi d’autres.
Quel sens donner à cette offre quelque peu théâtrale, outrée, exacerbée ? Mélanie Feuvrier exhibe pour l’occasion un état d’être, entre nécessité, ressentiment, crainte de l’imposture et mise en scène de la résistance à ce qui vous fragilise.
La vie, au rythme de ses vicissitudes, est pour l’humain une constante recherche de cohérence personnelle, de pertinence, d’accord avec soi-même, pour en user d’une formule simple. Or chaque événement, chaque nouvelle situation commande de notre part une réponse qui peut à tout instant nous mettre en porte-à-faux avec nous-mêmes. Avec ces conséquences, la crainte de ne pas nous profiler comme nous souhaiterions être et paraître, la déception, l’auto-agression mentale, la dépression. Il est moins que jamais aisé, dans notre société devenue mobile en tout, de s’accorder à soi-même, de ne pas « flotter » dans sa condition humaine, une condition jamais acquise et à parfaire, à rectifier, à réenvisager au gré des circonstances, toujours. Où la vie est en effet une épreuve, ce terme, celui d’ « épreuve », « Ce qui permet de juger la valeur de (une idée, une qualité, une personne, une œuvre…) », dit le dictionnaire, venant du coup qualifier la démarche artistique de Mélanie Feuvrier, artiste sur la brèche toujours, plasticienne n’ayant de cesse de mettre en forme des « manières d’être » qui ne sont pas toujours à plein et en tout assumées mais dont elle expérimente par l’image et la performance la crédibilité, le possible même.
Où la pratique artistique, non pas un long fleuve tranquille, tient de l’exercice d’exister ou, pour le dire plus élégamment, après Pavese, du « métier de vivre ».
Ce travail démultiplie en effet les zones-frontières, entre l'esthétique et le social, le privé et le public, l'alimentaire et l'artistique, le haut et le bas, le légitime et le trivial. La polysémie du mot « travail », qui proviendrait non de « tripalium » mais de « travel », correspond à la façon dont Mélanie Feuvrier superpose au sein d'une même œuvre différentes strates de significations, désignant parfois dans un même mouvement l'activité de l'artiste, l'emploi salarié, l'accouchement, les processus d’auto-analyse, la capacité à trouver du jeu dans la contrainte.
Cette polysémie s'accorde également à la multiplicité des médiums employés qui, à l'opposé d'une volonté bassement stratégique de cocher toutes les cases tel un athlète cherchant à maximiser sa performance, n'est que le reflet d'une nécessité intérieure qui se constate dans l'obsessionnelle récurrence des thématiques et des méthodes employées. La forme suit ici la fonction artistique, les enjeux existentiels circulant dans un travail d'empowerment dont la plasticité vise à trouver les moyens de savoir que faire de ce que l'on tente de faire de nous.